Ah ! les ambassades… Prestige et fascination du mot. ? Les ambassades : tout un monde d’excellence et d’ostentation qui ne saurait évidemment rester étranger aux séductions de l’art. Faut-il s’étonner que tant de résidences ou de services diplomatiques, tout particulièrement à Paris, comme tant de ministères d’ailleurs, aient investi les meilleurs hôtels de l’ancienne aristocratie et de la fastueuse société d’autrefois ? – Hôtel de Charost pour la Grande-Bretagne, hôtel de Beauharnais pour l’Allemagne, hôtel de Talleyrand pour les Etats-Unis, hôtel d’Estrées pour la Russie, hôtel Chanac de Pompadour pour la Suisse, hôtel de Monaco pour la Pologne, hôtel de Matignon pour feu l’empire d’Autriche-Hongrie (de 1887 à 1914), etc. Voilà qui peut donner lieu à d’instructives et très intéressantes publications, assez logiquement encouragées par des considérations de faire-valoir diplomatique. C’est ainsi que l’Italie, par le biais des éditions Skira, orfèvre en la matière, vient de publier une exigeante monographie d’histoire et d’histoire de l’art - c’est très imbriqué - sur son ambassade de la rue de Varenne installée depuis 1937 au cœur d’un faubourg Saint-Germain de légende, dans l’ancien hôtel des très considérés et considérables La Rochefoucauld-Doudeauville (ill. 1). Un travail collectif de grande ampleur (une quinzaine d’auteurs sous la direction d’une femme d’ambassadeur et historienne d’art – on ne peut rêver mieux [1] !) avec l’approche pluridisciplinaire en faveur aujourd’hui : contexte diplomatique rappelé par l’historien Sergio Romano [2], histoire du lieu et évocation sociale – c’est la contribution d’Isabelle Dérens [3] qui eût d’ailleurs gagné à être plus étoffée pour l’époque moderne -, étude du cadre architectural, examen du contenu de l’hôtel par appartenance nationale, avec une abondance italienne autant que française, et par domaines spécialisés : mobilier, boiseries, peintures, sculptures, autant de contributions et d’essais qui permettent de faire face à un riche et complexe passé.
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- 1. Hôtel de la Rochefoucauld-Doudeauville
Ambassade d’Italie à Paris
Photo : Patrizia Mussa - Voir l´image dans sa page
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- 2. Hôtel de la Rochefoucauld-Doudeauville
Ambassade d’Italie à Paris
Grand Salon
Photo : Patrizia Mussa - Voir l´image dans sa page
En premier lieu, celui d’une glorieuse architecture d’hôtel entre cour et jardin, très France XVIIIe siècle et typique du quartier (noble ouvrage de l’architecte Cartaud, de 1731-1732, savamment étudié par Jean-Marie Pérouse de Montclos [4]), sans que soit dissimulée, place au regard des historiens d’art, une intervention du XXe siècle un peu trop appuyée et comme puriste de Félix Brunau, architecte des Bâtiments civils [5], agissant pour la France, en 1937-1939, juste après que l’hôtel ait été, pour affectation en faveur de l’Italie, acheté à la famille des ducs de La Rochefoucauld-Doudeauville établie dans ces lieux depuis 1841 (totale reconstruction des ailes sur cour pour adapter l’édifice à sa nouvelle fonction, construction d’une grande salle pour abriter un exceptionnel théâtre sicilien dont il sera question plus loin). Le décor intérieur n’est pas moins – et utilement – scruté par Pérouse de Montclos qui attribue ainsi, proposition inédite mais apparemment convaincante, les splendides boiseries rococo d’origine, blanches et or, du Grand Salon au rez-de-chaussée (ill. 2), au sculpteur François Roumier et datables des années 1730, l’un des morceaux de choix de l’hôtel, qui suffirait à sa célébrité. Mais comme l’histoire de ces hôtels parisiens fluctue en fonction de leurs occupants successifs, l’histoire de l’art et des styles se plaîit aussi, dans cette opportune monographie, à relever et à analyser (avec sympathie !) une brillante et typique culture éclectique du XIXe siècle (sachons-lui gré d’être créatrice) qui, tout à fois, sauvegarde, transplante, perfectionne, surenchérit. Soit les modifications et ajouts, de goût très légitimiste, opérés à l’instigation de Louis-François-Sosthène de La Rochefoucauld au milieu du XIXe siècle, sinon à coup sûr du fait de son fils Charles-Gabriel, duc de Bisaccia, locataire du premier étage de l’hôtel depuis 1859 et devenu l’unique propriétaire et utilisateur de tout l’édifice en 1876. On les doit à l’architecte Henri Parent (1819-1895), chéri des grandes familles de l’époque et travaillant de concert avec le probe Froelicher (Parent était son gendre) [6]. Furent alors rachetés (et complétés), pour être réutilisés – au premier étage – de façon inespérée, par la grâce d’un archéologisme encore plus fidéliste que l’original, de très élégants lambris des fastes années 1710-1720, arrachés en 1860 à la scandaleuse démolition du château de Bercy près de Paris (Froelicher les copia soigneusement à l’aquarelle avant la vente [7]). Parallèlement, l’architecte et son commanditaire se complurent à somptueusement pasticher dans tout un jeu de marbres rouges, bruns et mauves l’opulent et très fameux escalier de la Reine à Versailles [8] (ill. 3). Il faut noter à cet endroit une sorte de naïve et symptomatique rivalité avec le très comparable escalier de l’hôtel de Matignon cité plus haut, ce voisin de l’hôtel de la Rochefoucault, escalier ordonné à peu près à la même époque, avec une égale emphase néo-versaillaise, par la volonté tout aussi monarchiste du duc de Galliera (en 1855) [9].
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- 3. Hôtel de la Rochefoucauld-Doudeauville
Ambassade d’Italie à Paris
Escalier
Photo : Patrizia Mussa - Voir l´image dans sa page
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- 4. Nicolas Bertin (1667-1736)
Le Colin-maillard
Huile sur toile - 115 x 109 cm
Paris, Hôtel La Rochefoucaud-Doudeauville
Photo : Patrizia Mussa - Voir l´image dans sa page
Qui dit boiseries dit aussi peintures (dessus-de-porte essentiellement) et (inégales) réutilisations (c’est un cas fréquent, les toiles d’origine n’étant plus en place), soumises ici à l’expertise sans faille de Pierre Rosenberg [10]. Ce dernier a bien sûr distingué l’ivraie d’inoffensives copies plus ou moins anciennes (certaines remontent au XVIIIe siècle, la plupart au XIXe siècle seulement) d’après Boucher, bien repérées par la gravure, ou d’après Antoine Coypel, voire d’après Fragonard (?) pour des sujets mythologiques, d’après Rubens, Rigaud ou Louis-Michel van Loo pour des portraits royaux ou princiers, et le bon blé, l’excellente trouvaille (admirons au passage le coup d’œil efficace de l’attributionniste !) que constituent quatre Jeux d’enfants (ill. 4) redonnés à Nicolas Bertin (ont été même retrouvées les quittances de 1713 et de 1714 qui ont confirmé la toute récente réattribution) et provenant comme les splendides boiseries déjà citées de ce fameux château de Bercy dépecé et détruit en 1860-1861. Ces charmantes évocations de l’enfance attestent l’allant optimiste et libéré des tutelles italiennes que déploie la peinture française du début du XVIIIe siècle dans une phase de transition, à côté de Watteau et de Santerre. Le gain est appréciable pour l’histoire de l’art puisque ces toiles n’étaient connues jusqu’à présent que sous le nom approximatif de Louis de Boullogne le Jeune (voir le livre de Bruno Pons paru en 1995 [11]) et avaient échappé au spécialiste pourtant attentif et méritant de Bertin, Thierry Lefrançois, auteur de la monographie parue chez Arthena en 1981, mais c’est bien la preuve que l’histoire de l’art progresse et s’enrichit sans cesse …
Un mot doit être dit des tapisseries [12], non pas tant pour leur qualité (ce sont des tissages de la fin du XVIIIe siècle d’après Jean-François de Troy comme il en existe beaucoup d’autres, une quarantaine selon Fenaille !) que pour leur typique réemploi éclectique – une fois de plus ! – qui conduit Parent à mettre ici des compositions du meilleur baroque Louis XV dans un escalier tout à fait Louis XIV, ce qui amène aussi à poser la question de ce genre d’usage, eu égard à la survie à long terme de ces fragiles tableaux de laine (comment exposer indéfiniment de telles tapisseries et que penser de la belle insouciance des châtelains d’autrefois et plus encore de leurs modernes héritiers qui, soit dit en passant, devraient être tout de même plus avertis ?). La présente publication qui a le mérite de les signaler à nouveau (et reproduire en couleurs), pourra-t-elle inciter à leur réelle préservation !
La grande révélation artistique de l’ambassade de la rue de Varenne est pourtant et surtout, comme de juste, italienne. Il s’agit de son réameublement intégralement opéré en 1937-1939 par les soins de l’Etat italien, exactement par la conjonction des efforts d’un talentueux ambassadeur, Vittorio Cerruti (en poste à Paris de 1935 à la fin de 1937) et d’un extraordinaire antiquaire vénitien d’origine munichoise, Adolfo Loewi [13]. L’hôtel Doudeauville, il est vrai, était quasiment vide lors de son achat par la France en 1937 [14], et Rome s’attacha aussitôt à en réaménager et décorer l’intérieur, en bonne intelligence avec l’architecte Félix Brunau déjà nommé [15], dans un sens hautement national voire nationaliste sans acception péjorative…, tout à la gloire du génie (et de l’art) italien suivant les idées communément reçues dans l’Europe de l’entre-deux-guerres. Il en résulta une étonnante suite, proprement insolite à Paris, de « period rooms » parfaitement cohérentes et caractérisées, où fit merveille l’ingéniosité d’antiquaire décorateur et de grand connaisseur qui était le propre de Loewi – même un Jacques Garcia d’aujourd’hui ne saurait rivaliser avec lui ! –, non sans s’appuyer sur le faire-savoir, encore très vivant et authentique, d’artisans vénitiens bien sûr ou français – ceux par exemple de la réputée maison Alavoine, de Paris [16]. En somme, un libre et alerte exercice du pastiche et de la réutilisation « dans le goût des années 1930 [qui] ne se laissait nullement enfermer dans la rigueur philologique qui caractérise notre époque », juge très bien Mme Ortona [17], laquelle nous retrace ici une véritable aventure esthétique à l’aide de récentes et inespérées trouvailles d’archives (l’ambassadrice, en opiniâtre et chanceuse historienne d’art, a pu retrouver en 2008 la fille de Loewi, toujours vivante aux Etats-Unis, laquelle, toute jeune, avait travaillé auprès de son père à la décoration de l’ambassade, et exploiter son témoignage direct ainsi que le journal de l’épouse de l’antiquaire et la correspondance de Loewi avec Cerruti et divers intervenants).
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- 5. Hôtel de la Rochefoucauld-Doudeauville
Ambassade d’Italie à Paris
Salle à manger
Photo : Patrizia Mussa - Voir l´image dans sa page
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- 6. Gian Antonio Guardi (1698/1699-1760)
Amours portant le char de Jésus
Huile sur toile - 180 x 127 cm
Paris, Hôtel La Rochefoucaud-Doudeauville
Photo : Patrizia Mussa - Voir l´image dans sa page
Que ce soit la réinstallation en plus ample d’un délicieux petit théâtre sicilien venu de Palerme [18] (au début des années 1900 et se retrouvant on ne sait quand ni comment à l’hôtel Doudeauville, mais dès avant 1937 en tout cas), à présent l’une des fiertés de l’ambassade, ou bien le frémissant décor de la salle à manger [19] où de sveltes stucatures réinventées (ill. 5) mettent en valeur une suite quasi-tiepolesque de toiles marouflées (murs et plafonds) de Gian Antonio Guardi (ill. 6), le frère longtemps méconnu mais non moins doué du plus célèbre Francesco (le védutiste), sur le thème de la Toilette de Vénus (vers 1750-1760) – un trésor pour la France ! ?, précieux ensemble en place dans un palais de Venise jusqu’en 1920 environ et publié en 1922 (il provenait juste du stock de Loewi, et son exportation d’Italie ne pouvait faire problème… puisqu’il restait en quelque sorte en territoire italien !), - que ce soit l’habile réinsertion dans le décor de la bibliothèque de toute une série de petits lambris décorés de paysages peints vers 1760 par Cignaroli [20], ou encore la très virtuose et fascinante « salle chinoise » [21] imaginée par ce fertile Loewi dans l’esprit des riches demeures turinoises du XVIIIe siècle (on ne sait si tout y est, ou partiellement, imité par Loewi, sans doute les deux, mais la réalisation est incroyable de conviction et de dépaysement, peintures à la détrempe sur papier encollé sur toile qui transportent ou transposent le rêve oriental jusqu’à l’illusion), il s’agissait pour Loewi, selon les propos mêmes de sa fille, de « montrer que les décors et l’ameublement italiens étaient aussi beaux que leurs équivalents français [22]. On admettra sans peine que le pari a été magnifiquement tenu. Se dévoile ainsi l’un des plus passionnants et exemplaires chapitres de l’histoire du goût et d’un nouvel et éternel éclectisme, démonstration restée inédite jusqu’à ce jour, à peine soupçonnée et pour cause des rares visiteurs de l’ambassade, mais le livre désormais en témoigne. Ajoutons que Loewi, en connaisseur à la page, fit prendre quantité de photographies [23] des travaux en cours, et ces documents ont pu, eux aussi, être retrouvés (plusieurs sont à bon escient utilisés dans cet ouvrage, décidément très bien constitué). Enfin, grâce à l’érudition italienne qui adore ce genre de recherches (l’histoire de l’art est comme consubstantielle à ce pays ou tout au moins à sa culture !), où il faut noter à côté de Mme Ortona l’imparable présence, tellement franco-italienne, de Maria Teresa Caracciolo, ainsi que celle de Mario Tavella, toutes les œuvres d’art – meubles, tableaux, sculptures, placées à dessein par l’Etat italien dans l’ambassade, ont été pour la circonstance étudiées et reproduites dans ce livre-inventaire, premier du genre. Les unes provenant de dépôts antérieurs effectués par divers musées de la péninsule, notamment à l’ambassade logée à l’hôtel voisin de Gallifet, de 1911 à 1937, les autres d’achats spécialement effectués par Cerutti et Loewi, notamment auprès de l’excellent antiquaire parisien Tedeschi, avec lequel le décorateur vénitien était en confiante relation d’affaires. Ce qui fait de cet hôtel-palais-musée, une vraie galerie italienne dont bénéficie ainsi la France, avec entre autres de spectaculaires natures mortes napolitaines de Casati ou de Baldassare de Caro, des architectures de Codazzi, des histoires antiquisantes de Pedrini ou de Böttner, de coruscants meubles vénitiens en bois sculpté et doré, des miroirs, des vases en pierre dure, de raffinées marquetteries piémontaises, des antiques venus du Musée national de Rome, des sculptures turinoises de Ladatte et jusqu’à, hommage très inspiré quant à l’histoire et à la politique, un inattendu et fougueux buste de Bonaparte à Arcole inspiré par Gros au sculpteur Giovanni Emanueli (1816-1904) [24], avisé envoi d’un musée de Milan en 1937-1938. Mais, redisons-le, ce superbe déploiement artistique, qui aurait pu en prendre connaissance et désormais en profiter, s’il n’y avait la rassurante et durable publication (foin des éphémères expositions !), celle qui s’offre à tous et qui doit nécessairement accompagner toute histoire de l’art ?
Gentile Ortona Emilia, Caracciolo Maria Teresa , Tavella Mario, L’Ambassade d’Italie à Paris. Hôtel de La Rochefoucauld-Doudeauville, Skira, 2009, 240 p., 80 €. ISBN 8857201078.