Heureux, les musées vertueux – l’adjectif pèse double – qui s’évertuent tout simplement, et très courageusement, à étudier et publier leurs fonds ! – Tâche cardinale de l’institution mais souvent oblitérée sinon moquée, reléguée à l’arrière-plan de la scène par les faciles, trop faciles fascinations du jour, du type : nuits des musées, animations musicales ou chorégraphiques (la dernière trouvaille qui enchante), ou encore dialogues toujours plus envahissants et finalement naïfs entre art-cimetière du passé et art (?) contemporain (tout le monde, et chaque époque a le droit d’être, alors, n’est-ce pas !). Comme il a donc du mérite (et de la sagesse), et de quoi à bon droit nous surprendre et nous ravir, ce musée de Lille qui vient de sortir ? en septembre dernier ? un surabondant Catalogue, pas si sommaire qu’il le dit, car exhaustif et intégralement illustré (un peu plus de 1230 reproductions), de ses sculptures, médaillons, moulages des XVIIIe et XIXe siècles. Que l’on se représente l’effort qu’il y eut, dans un si court laps de temps (2007-2009), à inventorier, classer, (re)mesurer, identifier et photographier 323 sculptures si notre comptage n’est pas trop inexact, 208 médailles et plaquettes et, vraie cerise sur le gâteau, 635 moulages, une richesse insoupçonnée sur laquelle il faudra bien revenir [1]. Et cette prouesse éditoriale doit être encore saluée sur un autre point : elle a bénéficié d’un décisif mécénat, celui de la société Vallourec [2] en l’occurrence, ce qui n’est pas si évident lorsqu’on constate que les mécénats servent rarement – c’est peu flatteur (ou pas assez démagogique, diront certains esprits chagrins …) – à financer des livres et qu’ils ne sont pas forcément dirigés sur l’utile (on restaurera plutôt le déjà très connu qui rassure, on subventionnera plus volontiers d’éphémères et égoïstes expositions …). Que de catalogues de musée, que de thèses verraient le jour si l’heureux exemple de Lille faisait contagion. Ne peut-on, après tout, se prendre à rêver …
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- 1. Georges Lacombe (1868-1916)
Marie-Madeleine
Bois - 105,5 x 43 x 52,5 cm
Lille, Palais des Beaux-Arts
Photo : RMN - Voir l´image dans sa page
Le fonds de sculptures du musée de Lille, si riche en œuvres du XIXe siècle (en dépit du titre du catalogue, le XVIIIe siècle traité là reste modeste, d’autant qu’il ne comprend que les artistes nés à partir de 1758, ce qui exclut par exemple Pajou, Roland, Houdon, Boizot, eux aussi présents à Lille [3]), ce fonds présente une double et intéressante particularité. D’abord, il s’est pour l’essentiel constitué assez tardivement dans le XIXe siècle, en phase avec le remarquable essor du musée sous le conservateur Reynart qui culmine avec l’ouverture en 1892 de l’actuel – et fastueux – Palais des Beaux-Arts, lequel comporte justement une ample galerie de sculptures, elle-même en harmonie avec la superbe richesse de l’époque et de la région. Autant dire que ce n’est pas là – sculptures s’entend – un fonds d’origine, rassurant par le prestige des saisies révolutionnaires et des provenances royales comme c’est le cas des peintures, mais bien une affirmation de conquérante (et optimiste) modernité d’époque. L’autre qualité de cet ensemble, tangible dès 1875 (un premier bilan est dressé pour la sculpture par Edouard Reynart) et pleinement reconnu en 1884 (premier catalogue spécialisé, dû au successeur, Auguste Herlin [4]), est son fort enracinement dans un milieu local sinon régional, traditionnellement favorable à la sculpture, où l’Ecole municipale des Beaux-Arts joue évidemment un rôle marquant (en découle ainsi l’étonnante collection de moulages citée plus haut). Entre l’art de Paris et de ses Salons et l’art des régions, on pourra vérifier qu’il n’y a pas finalement dans ces actives années 1870-1900, de grave et irrémédiable hiatus, de fracture provincialiste et dépréciative. De sorte que, malgré les guerres (le musée fut assez fortement touché en 1916) et les inévitables incuries (sculptures déplacées hors du musée et parfois, de ce fait, disparues [5]), le fonds de Lille reste un conservatoire exemplaire, l’un des plus riches de France, de cette sculpture française d’après 1850, trop vite enfermée dans une définition fourre-tout d’académisme, une sculpture en fait foisonnante, tout ensemble naturaliste, picturalisante et néo-baroque, et dont la stimulante vitalité ne saurait, admettons-le, se résumer et limiter à Carpeaux-Rodin.
Si ces deux noms-là, inéluctables, figurent bien entendu à Lille (pour le premier, pas question cependant de pouvoir faire concurrence au fonds-mausolée de Valenciennes, sa ville natale), si bien d’autres excellences de ces plantureuses décennies, tels Carrier-Belleuse, Barrias, Claudel, Mercié, Puech, Falguière, Meunier, Bartholdi, Ringel d’Illzach, Fremiet, Idrac, Injalbert, Bourdelle, Pompon, ne pouvaient manquer à l’appel comme il sied à un musée de qualité et d’exception [6], et faisons au passage un sort spécial au brillant peintre lillois mais aussi sculpteur à l’occasion, Carolus-Duran (son superbe Pisan de 1874, un bel achat conclu en 2006 - voir brève du 23/6/07), sans oublier l’étonnant chef d’œuvre du nabi Lacombe, sa raide et massive Madeleine (ill. 1) taillée dans le bois brut, on pourra découvrir aussi à Lille, et là surtout, une valeureuse et fort suggestive phalange d’artistes lillois et nordiques. Apprendre donc, aidons-nous du catalogue justement, et choisir entre tous ces noms, assurément peu connus, de Darcq, Déplechin, Lefebvre, Boutry et Cordonnier, deux sculpteurs particulièrement bien représentés à Lille et fort convaincants, mais encore, il y a vraie et significative pléthore, Laoust, Crauk, Pelgrin, Le Thierry d’Ennequin, Fagel – son Jeune tambour expirant de 1893 est attachant ?, Houdain, Desruelles, Printemps dont le grinçant Avare de 1892, une sculpture de peintre virtuosement néo-dix-huitièmiste, ne s’oublie pas, et jusqu’au charmant Agathon Léonard, ce spirituel inventeur de figurines à succès, etc., etc. C’est le lieu de rappeler, comme le soulignent les instructifs essais placés en tête du catalogue, que cette floraison sculpturale constitue l’un des atouts majeurs du musée depuis sa réouverture en 1997 [7], grâce à la dense et salutaire présentation opérée dans la commode galerie du rez-de-chaussée (affectée aux sculptures dès 1892 mais drastiquement épurée, c’était typique, dans les années 1950). Voilà qui permet à présent de tester le bien-fondé des réhabilitations, d’éprouver une histoire de l’art réécrite sur pièces, de ne plus se contenter de subir des rejets ou des classifications en ismes.
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- 2. Antoine Etex (1808-1888)
Damalis
Marbre - 84 x 61 x 73 cm
Lille, Palais des Beaux-Arts
Photo : Palais des Beaux-Arts de Lille - Voir l´image dans sa page
Bien entendu, le catalogue, se voulant exhaustif, révèle d’autres ressources du fonds, soit des sculptures plus anciennes dans le siècle, un peu moins fournies en nombre et majoritairement axées sur une esthétique néo-classicisante dignement efficace. Aux glorieux Chaudet, Cortot, Bosio, Pradier, Dantan, Foyatier, Etex – la très pure Damalis de 1838 (ill. 2) [8], si victorieusement achetée en 1988 –, David d’Angers l’héroïque qui a le droit se faire admirer même hors de son musée-mémorial d’Angers, à de très honnêtes Cavelier, Pollet, Alasseur, Huguenin, moins connus mais tenants d’un beau purisme, s’adjoignent comme pour les sculpteurs de la deuxième moitié du siècle maints artistes de l’endroit ou tout au moins d’origine nordiste – c’est le bon côté de tels musées ?, autant de « régionaux de l’étape », pourrait-on dire, qui incarnent décidément un vraie disposition à l’art de la sculpture ?, de Bra le douaisien au lillois Lemaire, de Milhomme à Corbet, du brugeois Calloigne au bisontin Cadet de Beaupré dont la carrière très lilloise et fait découvrir un véritable rival de Boilly dans les petits portraits en buste. Là encore, que de noms à citer, que de leçons à tirer ! Les musées et gloire à leurs catalogues qui n’oublient plus rien, seraient-ils infiniment plus nutritifs que les vibrionnantes expositions !
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- 3. Frédéric-Charles-Victor de Vernon (1858-1912)
Rosa, 1888
Bronze - 24,6 x 15,6 x 2,5 cm
Lille, Palais des Beaux-Arts
Photo : RMN - Voir l´image dans sa page
Le deuxième volet de ce catalogue en forme de triptyque (bien venu en matière d’art !) apporte une vraie surprise : celle de toute une section de glyptique [9], spécialité apparemment peu reconnue des musées (il doit bien y en avoir çà et là des ensembles, en plus de l’inévitable Cabinet parisien des Médailles et de l’ancien Musée du Luxembourg [10], mais comment s’en aviser ? Une enquête générale s’imposerait …). La série de Lille, entre « médaillons, médailles, plaques et plaquettes » (de bronze ou cuivre), ce qui déborde la stricte et vénérable numismatique, signifie le triomphe, au XIXe siècle, d’un virtuose et très attachant sous-domaine de la sculpture. Un développement lié à un renouveau des techniques et qui trouve appui à la fois dans l’« Art nouveau » et dans cet idéalisme cher à la IIIe République qui se déploie ici entre Roty, Chaplain, Lefebvre ou Vernon (ill. 3). On ne soupçonnait guère la présence à Lille d’un tel fonds, déjà considérable (deux centaines de pièces), mis à part les beaux ensembles de Préault et de Ringel d’Illzach, certes déjà cités en 1982 [11], mais incomplètement, d’autant qu’il est difficile à exposer vu les petites dimensions des médailles, ce que le catalogue de 2009 compense et même révèle par une illustration intégrale. Notons ainsi que la série de médailles de Lefebvre s’élève à 80 éléments, le répertoire de 1982 n’en relevant que 16, ou bien que les 18 Chaplain du don très éclairé d’Alphonse de Rothschild [12] étaient restés jusqu’ici inédits, etc. Quant aux médailles et médaillons de la première moitié du XIXe siècle, le catalogue fait connaître, enrichissement appréciable, ceux de Barre, de Depaulis, de David d’Angers, une honorable série de 13 pièces pour ce dernier [13], tous à peu près jamais signalés à Lille. S’il est une section qui a de l’avenir et qui est amenée à s’enrichir (nombre de noms restent peu connus et … pas chers !), c’est bien celle-là. Le catalogue de 2009 peut y faire utilement réfléchir.
Les moulages enfin représentent le troisième et dernier volet de cette publication. A bien des égards, une sensationnelle révélation. On touche ici à de fort sombres terra incognita dont se joue ironiquement la laiteuse blancheur des plâtres ! Autrement dit, les champs d’épaves d’un immense naufrage culturel qui marque la désaffection de l’enseignement traditionnel dans les Ecoles des Beaux-Arts, elles-mêmes constituant en bien des cas des sortes d’antichambres de nos premiers musées. Dans le cas de Lille, l’histoire s’arrête en 1990, quand la ville ferme définitivement son Ecole régionale des arts plastiques, après un parcours plus que bicentenaire qui s’est accompagné de la constitution d’une richissime et typique collection de modèles en plâtre, ainsi que Michèle Moyne le narre très bien dans une soigneuse introduction nantie de références d’archives [14] : l’envoi par l’Etat de moulages, d’abord antiques puis nettement plus diversifiés – Renaissance et Moyen-Age – à partir de la IIIe République, fut en effet l’un des fondements majeurs d’une active politique d’intervention culturelle : le moulage à la fois comme argument pédagogique et comme référence didactique à une esthétique idéale proposée en exemple. Aussi bien les autorités du musée lillois, dans les années 1890, n’hésitent-elles pas à placer dans les salles mêmes du nouveau Palais des Beaux Arts quelques moulages d’œuvres jugées capitales comme les Trois Grâces de Germain Pilon, moulages qui repartiront du musée vers l’école dans l’entre-deux-guerres [15]. Le catalogue de 2009, naviguant en plein inédit [16], révèle toute l’étendue de ce savoir et de cette ambition proprement encyclopédiques, une démarche sans nul doute partagée par bien d’autres villes mais apparemment encore très peu racontée. On peut même s’étonner au passage que la tourmente de 1968 n’ait pas trop sévi ici, à la différence de ce qui se passa par exemple à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris. Le miracle est même que ce précieux et fragile matériel de références qui, au fil des ans, coûta tant d’efforts et d’argent ait en gros survécu à plusieurs guerres, à divers déménagements, à la pratique scolaire [17]. Et soulignons aussi le fait qu’il soit en trois dimensions, ce qui le fera un jour apprécier à nouveau, quand on se lassera d’une culture uniquement fondée sur les reproductions photographiques et la vidéo si intrinsèquement illusionniste, mais voilà bien un autre problème. Toujours est-il que ce fonds, à quelques malheureuses destructions près (par la faute des uns et des autres) fut en 1995 transféré tout entier de l’Ecole des Beaux-Arts au musée. Le voici, à présent, plus sûrement encore sauvé de l’oubli – on peut même parler d’une nouvelle naissance, tant il était resté jusqu’alors méconnu ou inaccessible ?, grâce à l’analyse systématique, riche d’identifications, et à la décisive classification illustrée, qu’a impliquées sa publication [18]. Processus exemplaire qui, entre nous soit dit, n’a guère été imité en haut lieu car la collection nationale de moulages précairement installée dans les Grandes Ecuries de Versailles et pourtant d’origine prestigieuse tarde à être publiée [19] (elle est d’ailleurs très, très peu ouverte au public), tandis que le Musée des Monuments français à Chaillot, héritier de l’auguste Musée de sculpture comparée (dans l’ancien Trocadéro) s’est vu lui-même, à une date récente, et dans un concert de satisfecits complaisants, terriblement diminué et découronné de son aura sinon de sa fonction pédagogique qui était incomparable. La courageuse, la salubre publication de Lille sonne comme un utile rappel : il n’y a pas que de la nostalgie dans ce retour aux plâtres et dans la pure et blanche leçon-confrontation qu’ils nous offrent en grandeur nature.
Sous la direction de Michèle Moyne, Palais des Beaux-Arts de Lille : Catalogue sommaire des sculptures, médaillons et moulages des XVIIIe et XIXe siècles, Paris, RMN, 2009, 380 p. ISBN 978-2-7118-5576-6.