Christophe Tardieu. Ce nom dira peut-être quelque chose aux lecteurs de La Tribune de l’Art. Il était l’administrateur de Versailles sous la présidence de Christine Albanel. Mais il est devenu fameux (nous serions tenté d’y ajouter le préfixe « in ») lorsqu’a été connu récemment son principal titre de gloire : avoir dénoncé aux dirigeants de TF1 un de leurs collaborateurs, Jérôme Bourreau-Guggenheim, coupable d’avoir protesté auprès de sa députée à propos de la loi Hadopi. Celui-ci avait alors été remercié par la chaîne (voir cet article, parmi bien d’autres).
C’est donc ce personnage peu attachant qui publie aujourd’hui un essai au titre d’une grande modestie : Le surintendant de Versailles. Le surintendant n’est autre bien sûr que Tardieu Christophe dont on a parfois l’impression en lisant son livre qu’il était le seul maître à bord [1]. Il s’y croit peut-être encore. A propos du bosquet du Labyrinthe, il écrit (p. 116) : « Nous ne désespérons pas de trouver un jour un mécène qui accepte de financer la restauration du labyrinthe. Les plans existent, l’espace est parfaitement documenté. C’est toutefois assez cher. » Désolé de lui rappeler cette triste vérité : il n’est plus « en charge » du château, ni Christine Albanel. Ils ont laissé leur place à Jean-Jacques Aillagon qui ne souhaite pas la reconstitution de ce bosquet (d’ailleurs impossible à l’identique, une grande partie des sculptures en plomb ayant disparu) et l’a affirmé publiquement.
Christophe Tardieu a donc pour ambition de nous faire partager son expérience à Versailles en contant diverses anecdotes dont la plupart n’ont pas grand intérêt, en défendant sa politique et, de ci de là, en nous faisant part de ses goûts musicaux et cinématographiques [2] sans rien nous épargner de ses émois de midinette : « Jamais je n’aurais cru un jour pouvoir approcher Robert Smith, leader des Cure […] C’est avec une boule dans la gorge que je m’enhardis à lui demander un autographe pour mes filles. » Dans une brasserie de Versailles, il est voisin de table avec Francis Ford Coppola et « manque de tomber de [sa] chaise [et] est à deux doigts de trembler. » A Cannes, excusez du peu, il est « placé […] juste derrière Georges (sic) Lucas, Harrison Ford et Steven Spielberg. » Bref, il ennuie son lecteur. Particulièrement savoureuses sont ses leçons de morale. Il tance ainsi Victor Hugo qui « de temps à autre se comprom[et] avec le pouvoir » parce que celui-ci a osé célébrer l’action de Louis-Philippe à Versailles. Les contradicteurs de Christophe Tardieu sont d’ailleurs globalement rejetés dans la catégorie infamante des « Louis-Philippards ». Comme si reconnaître l’apport de Louis-Philippe à Versailles allait forcément de pair avec l’approbation des destructions incontestables qu’il y a perpétrées. Il oublie qu’on ne peut juger l’histoire à l’aune de nos principes. Nul n’a songé à absoudre Louis-Philippe d’avoir détruit les appartements des princes. Ce qui n’empêche pas de reconnaître l’importance des réalisations de son règne à Versailles.
L’ancien administrateur essaye aussi de faire œuvre d’historien en racontant à l’occasion certains épisodes de l’histoire de Versailles et de la royauté. On apprend au passage (p. 187) que le Bernin est l’auteur de la Fontaine de Trevi [3] et que le plafond de la Galerie des Glaces est « comme une bande dessinée fortement teintée de propagande » (p. 76). Les notions de classicisme et de baroque sont d’ailleurs extrêmement floues. Tantôt il explique (p. 140) que son but [4] était de « rendre au château son caractère baroque […] » (ce qu’il avait déjà dit une page avant) tantôt il affirme doctement (p. 187) que Versailles est « le temple du classicisme »…
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- 1. François-Joseph Heim (1787-1865)
Louis-Philippe inaugurant la Galerie des Batailles, 1837
Huile sur toile - 34 x 47 cm
Versailles, Musée national du château
Photo : WGA - Voir l´image dans sa page
Ce livre transpire la haine. Celle de Louis-Philippe, on l’a vu, et plus globalement de tout le XIXe siècle. Comment a-t-on pu nommer à Versailles quelqu’un détestant aussi ouvertement ce qui, qu’on le veuille ou non, constitue une part importante du décor et des collections du château ? Les exemples abondent : aucune réalisation de la Monarchie de Juillet ne trouve grâce à ses yeux, à l’exception peut-être de la devise « A toutes les gloires de la France » mise en exergue sur les pavillons Dufour et Gabriel. Ainsi, les salles des croisades sont un « monument du kitch […] censé rappeler l’époque des Croisés ». Louis-Philippe est d’ailleurs coupable d’un « "Crime" contre l’histoire de l’art ». « Pour de trop rares Vernet ou Delacroix, figurent des centaines de croûtes au style pompier aujourd’hui à peine supportables. » (p. 137). La Galerie des Batailles (ill. 1) ressemble « à un hall de gare, sans grand charme » et la plupart des tableaux qui y sont exposés sont « de remarquables croûtes » (p. 216). La statue équestre de Louis XIV a bien sûr tous les défauts : « ce monument n’avait qu’un seul intérêt : il constituait un point de rendez-vous idéal. » (p. 138)
Louis-Philippe [5] et le XIXe siècle ne sont pas les seuls à bénéficier des détestations de Christophe Tardieu. Il y mêle les Versaillais, les conservateurs de musées et bien sûr ceux qui ont osé contesté sa politique et celle de Christine Albanel à la tête de l’Établissement public.
L’auteur est né à Versailles, et y vit. « Nul n’est parfait » ajoute-t-il. S’il n’a pas choisi d’y naître, il choisit pourtant d’y habiter, alors même qu’il travaille à Paris. On se demande vraiment pourquoi. En effet, s’il faut le croire, les Versaillais sont des gens monstrueux. Beaucoup d’ailleurs seraient proches de l’extrême droite, voire crypto-pétainistes [6] (p. 125). Certes concède-t-il, « cette ville n’est pas constituée que de Le Quesnoy, la fameuse famille BCBG du film hilarant de Chatilliez (sic), La vie est un long fleuve tranquille, mais pourtant on ne voit qu’eux ! »
Christophe Tardieu ne cite jamais nommément ceux qu’il attaque dans son livre. Ainsi, la présidente de l’Association pour la protection du Bassin de Neptune (p. 128) n’est jamais appelée par son nom [7], pas plus que « deux anciens importants responsables de musées français » (il s’agit évidemment de Françoise Cachin et de Jean Clair) qui ont porté la « polémique nauséabonde » au sujet du Louvre-Abou-Dhabi. Avec Christophe Tardieu, le point Godwin [8] n’est jamais loin. Les opposants à la construction de tribunes autour du bassin de Neptune sont en réalité contre la venue « à Versailles des populations étrangères ! » comme ceux qui dénonçaient le Louvre dans les émirats ne veulent pas qu’on « prête temporairement des œuvres insignes à des gens qui n’ont ni l’éducation ni la culture suffisante pour les comprendre. » Chez Tardieu, l’invective et l’insulte remplacent le débat argumenté. C’est plus sûr. Et puisqu’on ne donne jamais les noms, c’est moins dangereux.
Bernard Hasquenoph, le courageux créateur du site Louvre pour tous, qui dénonce régulièrement certaines pratiques des musées avec des articles toujours parfaitement documentés, devient sous la plume de Christophe Tardieu « l’illuminé » (p. 111). Mais Tardieu, qui prend toutes les précautions pour ne pas citer ses opposants, est ici un peu imprudent car ce qu’il reproche essentiellement à « l’illuminé », c’est son combat pour la gratuité des musées [9]. Or, qui est le premier à avoir demandé la gratuité ? Nicolas Sarkozy. Doit-on comprendre que Christophe Tardieu traite Nicolas Sarkozy d’illuminé ?
Pour en revenir à Bernard Hasquenoph, celui-ci sévit, comme moi, sur Internet. Voici l’ennemi, le véritable ennemi, comme c’était déjà le cas pour la loi Hadopi. Christophe Tardieu reprend à son compte une antienne maintenant bien connue, répétée sans relâche par des gens comme Alain Finkielkraut, Frédéric Lefebvre et bien d’autres : Internet, c’est le mal. A propos des reconstitutions, notamment de la grille royale, Christophe Tardieu se déchaine : « Ces critiques relayées par Internet montraient un véritable contresens historique. D’ailleurs, le média Internet joue un rôle délétère en l’espèce : peu importe l’absence de sérieux de ceux qui écrivent sur ces sites, leurs méconnaissances historiques, leurs volontés de régler des comptes, il se trouvera toujours un journaliste pour reprendre de telles informations qui ont une apparence de sérieux, qui n’ont pas été vérifiées et qui reposent sur un fonds bien maigre [10] (p. 140). »
Il est nécessaire de parler ici un peu de La Tribune de l’Art. Car bien que n’étant évidemment jamais cité nommément, c’est bien de cela qu’il est question ici. Un peu plus loin, l’attaque est encore plus claire : « A l’occasion de cette réouverture [11], les mêmes beaux esprits, historiens d’art autoproclamés à grands renforts de sites Internet construits dans leur cuisine [12], nous ont accusés de transformer Versailles en un nouveau Disneyland [13]. J’ai d’abord eu pitié pour ces malheureux qui manifestaient une telle vénération pour les conservateurs et les historiens d’art qu’elle ne pouvait s’expliquer que par de sourds complexes. L’un d’eux me poursuivait de sa vindicte, me citant abondamment dans son site ce qui m’aurait beaucoup flatté s’il avait été consulté… Il s’était livré à une exégèse très approfondie de notre organigramme – on a les plaisirs qu’on peut -, d’où il avait conclu que je ne dépendais non du responsable des conservateurs mais directement de la présidente. Afin de bien me différencier, à chaque fois qu’il citait mon nom, il ajoutait entre parenthèses le terme « énarque » sans savoir que, inspecteur des finances, je n’ai pourtant jamais fait cette grande école, ce dont je ne m’honore pas particulièrement [14]. » Le lecteur excusera ce long extrait, mais je suis personnellement très fier d’être ainsi présent dans son livre. Pour paraphraser Courteline, se faire insulter par Christophe Tardieu est un plaisir de fin gourmet. Je ne perdrai en revanche pas mon temps à répondre à ses attaques personnelles, si ce n’est pour lui souhaiter (ou plutôt ne pas lui souhaiter) autant de lecteurs que ce site en a.
Les conservateurs du musée sont à peine présents dans l’ouvrage, et la plupart du temps montrés comme d’affreux réactionnaires (à l’exception de Béatrix Saule). Pierre Arizzoli-Clémentel, qui était encore récemment, avant son départ à la retraite, directeur général de Versailles, est cité neuf fois. Si Christophe Tardieu, toujours révérencieux envers les puissants, ne peut s’attaquer directement à celui qui était son supérieur hiérarchique, il se permet toutefois un procédé insidieux mais efficace. Après lui avoir donné (une seule fois) son titre exact, il le met en scène cinq fois en précisant qu’il s’agit du « chef des conservateurs ». Le directeur général, dans son esprit n’était donc que le « chef des conservateurs », cette engeance nuisible. Il n’hésite d’ailleurs pas à s’approprier ou à attribuer à Christine Albanel des idées qui ne leur appartiennent pas. On en trouvera un exemple p. 187 où il raconte que « la présidente de l’établissement obtint le rapatriement sanitaire [du Louis XIV du Bernin exilé au bout de la pièce d’eau des Suisses], désormais à l’abri dans l’Orangerie. » Or, non seulement la décision fut prise avant l’arrivée de Christine Albanel, mais elle doit tout à la conservation. Conservation qui par ailleurs était farouchement opposée, à juste titre, à l’ouverture à tous les visiteurs de la chapelle qu’imposèrent Tardieu et Albanel, mesure sur laquelle Jean-Jacques Aillagon a dû revenir pour de simples raisons de bon sens.
Le vrai problème, c’est que Christophe Tardieu se contente de traiter ses contradicteurs par le mépris et que jamais il ne débat sur le fonds (voir notre article). La grille « royale » ? Elle « redonn[e] ainsi l’image la plus fidèle du château » et elle « facilite considérablement l’accueil du public » (p. 90). C’est un peu court… Les gradins autour du bassin de Neptune ? « On demanda au grand architecte Patrick Bouchain de dessiner des gradins dignes de l’espace et des spectacles beaucoup plus ambitieux que nous voulions produire. » C’est tout juste si l’on ne devrait pas classer cet aménagement monument historique [15]… La dégradation des sculptures par la multiplication des grandes eaux ? Le sujet n’est même pas abordé. La « disneylandisation » ? Il feint de ne pas comprendre qu’il s’agit d’une analogie sur les méthodes de marchandisation et de la dénonciation d’une tendance, et s’interroge finement : « Avons-nous construit un parc à thèmes dans l’espace de l’établissement public ? Y avait-il une grande parade à heure fixe dans la Galerie des Glaces ? Trouvait-on dans le parc des figurants habillés en costume du XVIIe siècle pour amuser ou terrifier nos visiteurs ? Avions-nous installé à chaque coin du parc des magasins de souvenirs ? » La réponse est non à tout. En revanche, il y avait bien (et il y a toujours) un petit train dans le jardin (ill. 2) ; il y avait bien et il y a toujours des faux objets d’art présentés comme des vrais comme les torchères de la Galerie des Glaces [16] ou le « billard de Louis XVI » ; il y avait bien et il y a toujours des constructions de pacotille telle que la grille « royale », ce qui est pire que chez Disney où personne ne prétend qu’un seul des décors soit authentique ; et il y a bien un cône géant dans le jardin qui indique où se trouvent les crèmes glacées (ill. 3).
Le livre est par ailleurs plein de contradictions. La plus amusante est sans doute celle-ci : p. 105, notre auteur écrit que « certains esprits réactionnaires sont parfois tentés de limiter davantage la présence des visiteurs ». Ces réactionnaires sont, bien entendu, les conservateurs. Mais que lit-on un peu plus loin ? Christophe Tardieu préconise « un système de contingentement des visites pour le circuit principal […] ». « Un tel système n’a pas pour but de faire fuir les visiteurs, mais bien au contraire de lisser leur fréquentation sur toutes les plages horaires de la journée, afin de leur offrir un confort maximum de visite et de mieux préserver les lieux. » Propos de réactionnaire sans aucun doute.
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- 2. Petit train allant de Trianon à Versailles
Photo : Didier Rykner (2007) - Voir l´image dans sa page
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- 3. Cône publicitaire dans les
jardins de Versailles (2006)
Photo : Didier Rykner - Voir l´image dans sa page
Comme une horloge cassée donne l’heure exacte deux fois par jour, l’ouvrage n’est donc pas totalement exempt de considérations de bon sens. On est forcément d’accord avec Christophe Tardieu lorsqu’il souligne la faiblesse des moyens accordés au ministère de la Culture (p. 58). On retiendra même, pour la réutiliser éventuellement, sa comparaison avec le budget de France Télévision, qui serait supérieur à celui du ministère [17]. Il s’étonne aussi (p. 60) que le château de Versailles ne bénéficie pas, contrairement aux autres grands musées nationaux, de crédits de fonctionnement de la part de l’Etat, ce qui est effectivement anormal. Enfin, on ne peut que souscrire à son portrait critique de l’ancien maire de Versailles, André Mignot, qui fit construire l’immonde palais de justice qui se trouve avenue de l’Europe, non loin du château.
On aura compris cependant que se priver de la lecture de ce livre est tout à fait recommandé. Pourquoi, alors, en parler ? D’abord parce qu’il s’agit d’un plaidoyer pro-domo d’un des responsables du château à une époque que nous avons largement évoquée ici. Ensuite parce que Christophe Tardieu est encore jeune. Une partie de sa carrière est devant lui et lorsqu’il affirme avec vigueur qu’il « trouve parfaitement normal de confier désormais la direction des grandes structures culturelles à des personnalités extérieures au monde de la conservation » (p. 104), il prêche pour sa paroisse, et sans doute pour lui-même. Il est à craindre que les musées et peut-être même Versailles aient encore un jour affaire à lui.